Il était assis sur ce banc depuis des heures. Sans bouger. Sa position ne me permettait pas de distinguer nettement son visage. Quel âge pouvait avoir ce garçon ? Sept ans, peut-être huit ? C’est hier que je l’ai vu pour la première fois. La même place, immobile, seul. De nouvelles familles s’étaient installées récemment dans les environs, cela expliquait probablement la présence de cet enfant. J’avais posé mes pinceaux pour jeter un coup d’œil par la fenêtre, attirée par ce je-ne-sais-quoi d’insolite qui émanait de la scène. Une rue déserte et ce petit personnage qui tenait trois ballons rouges, trois têtes énigmatiques qui oscillaient lentement au bout de trois longs fils. Quand j’aurai un moment, je me ferai un plaisir de croquer ce gamin en quelques coups de crayon…
Printemps froid. Ce matin le bleu du ciel a l’éclat du métal. D’autres bleus, ceux de ma toile qui n’avance pas, n’appartiennent pas à notre monde. Ils composent la texture de contreforts à la dérive dans les méandres d’une éternité arctique. Se remettre au travail maintenant, s’attacher aux formes, composer avec l’espace… Les heures filent sans que je m’en aperçoive ; de brèves pauses, un calme presque étrange, commencerais-je à souffrir du syndrome Twilight Zone ? Au fait, je n’ai pas aperçu le garçon aux ballons aujourd’hui… Il aura peut-être trouvé une autre rue, un autre banc… Qui sait ?
Nuit agitée. Impossible de fermer l’œil. Quelque chose cloche, mais je ne saurais dire quoi. Dehors le vent joue une musique ténue … Les mauvais rêves sont en fuite, ils cherchent une planque, tout près d’ici peut-être, devant ma porte,
sous mon lit, m’attendent au détour d’un assoupissement. De grandes ombres mobiles peuplent la chambre en prenant des postures suspectes ; théâtre équivoque dont les acteurs se fondent et se découpent sur les pages de l’imagination.
Il m’a semblé apercevoir quelque chose de vraiment curieux… Un frôlement d’abord à la lisière de la vitre, puis un claquement furtif, un peu sourd, arrondi… arrondi… Les trois têtes rouges sont passées devant la fenêtre en un éclair…
Les ballons de l’enfant solitaire … Que ferait-il dehors à une heure pareille, chez moi ? Debout, le nez collé au carreau, je ne distinguais rien de spécial… Pas de gamin, pas de ballons, juste les arbres sous la lune et l’étrange
mélopée du vent. Une illusion ? Un songe qui a débordé sur la réalité ? Alors pourquoi mon corps s’est-il mis à frissonner ?
L’aube a emporté toutes ces fantasmagories. Certains rêves tapent parfois trop fort aux portes de notre monde réel. Ce matin une apaisante chaleur règne à l’extérieur. Je descends et retrouve ma toile ; elle m’attend sur son chevalet
de patience en mode presque achevée…
Je l’observe, la regarde mieux… Non, ce n’est pas possible… Que font là ces trois larmes rouges, ces trois gouttes de sang… Qu’est-ce que ça veut dire, comment sont-elles arrivées là ?! Un message, un signe, ou bien un appel à l’aide
pour donner vie sur mon tableau à un être qui n’a fait que traverser le monde des vivants sans y rencontrer d’attache…
Je sais maintenant quelle sera la touche finale…
Une réponse à une énigme ? Peut-être.
A une visite inattendue ? Sûrement !